LE ROMAN D’ESPIONNAGE

Entre le roman policier et le roman d’espionnage, la transition s’est d’abord faite tout naturellement. Aux alentours de chacune des deux guerres mondiales, les auteurs de romans policiers, pour suivre l’actualité, lancent leurs héros dans la guerre secrète des agents de renseignements. Par exemple, Maurice Leblanc confie un rôle de ce genre à son héros Arsène Lupin dans 813, et en 1922, Agatha Christie écrit son premier roman d’espionnage, the secret adversary. Elle revient à ce genre en 1940 avec N ou M ? Mais l’auteur qui a le plus aisément effectué le passage d’un genre à l’autre est Peter Cheyney. Son meilleur récit (héros de l’ombre, 1948) montre bien comment le monde du crime peut s’articuler avec celui de l’espionnage. Le héros de l’histoire, après avoir été mêlé à la guerre des gangs de Chicago, quitte l’Amérique, arrive en Angleterre en 1940, s’engage dans la guerre secrète aux côtés des anglais et retrouve en face de lui ses ennemis mortels qui avaient entre-temps vendu leurs services à l’Allemagne. 

Jusqu’à la seconde guerre mondiale donc, le roman d’espionnage avait été une parenthèse dans l’œuvre des auteurs de romans policiers, ouverte et refermée en fonction de l’actualité. Mais celle-ci justement va donner à ce type de roman l’occasion de devenir un genre durable et indépendant. En effet, après 1945 commence la « guerre froide » qui devient très vite une donnée permanente de l’actualité. Dans cette guerre, invisible et secrète par définition, le rôle des services de renseignements est essentiel. Le roman d’espionnage décrit cette réalité nouvelle. Il nous peint l’envers de l’histoire visible, les luttes sourdes et obscures qui sont à la racine des évènements de notre époque. Le héros de ce genre d’histoire se projette dans un univers entièrement hostile, peuplé de menaces diffuses, mystérieux, indéchiffrable, angoissant. Il y est seul car il ne peut se fier à personne. Ce genre de roman confine souvent à la littérature fantastique et se prête aisément à la transposition cinématographique. Dans ce domaine aussi les auteurs les plus importants sont anglais. Citons entre autre : Graham Greene, John Le Carré, Ian Fleming et Len Deighton.

Ian Fleming a acquis une notoriété exemplaire grâce à son personnage iconique James Bond 007. Contrairement à l’image qu’en a imposée la version cinématographique de ses aventures, James Bond n’a rien d’un super héros. C’est un officier de marine détaché dans les services de renseignements qui cache derrière son flegme des vertus simples (courage et générosité) et une sensibilité tempérée par l’humour, c’est-à-dire dans son cas par une lucidité très amère. Le nom qu’il porte, d’origine écossaise, est banal : James Bond est aussi commun en Grande-Bretagne que Jean Dupont l’est en France. Sa solde est maigre ; à Londres, le confort de son appartement est assez austère ; son seul luxe est une vieille voiture de sport qu’il a lui-même rénovée.

James Bonde agit par patriotisme, il est soucieux de conserver l’estime de son chef « M », et surtout sa propre estime ; il cherche dans le danger, comme tous les vrais aventuriers, une occasion de s’éprouver et de donner un sens à sa vie ; l’amour qu’il rencontre parfois sur sa route, n’est pour lui qu’un moyen de nier la mort et de s’arracher pour un temps à une solitude fondamentale. C’est un héros stoïcien ou même un personnage absurde selon la définition de Camus. A travers les douze romans de Fleming, nous suivons la vie de James Bonde entre vingt-cinq et quarante ans. Sa carrière a pour toile de fond la décadence de l’Angleterre. En consultant l’histoire contemporaine, nous pouvons constater que Fleming décrit une vérité importune et amère. La seule invraisemblance qu’il se permet est que James Bond survive à toutes ses épreuves ; mais c’est là une convention nécessaire à toute œuvre romanesque.

Le principe de la guerre secrète est l’infiltration, qui consiste à se glisser masqué dans les rangs de l’ennemi pour retourner contre lui-même ses propres forces. Pour un service de renseignements, être victime d’une infiltration est une péripétie courante. Telle est la réalité que nous transmet le roman d’espionnage.